Une pianiste on ne peut plus douée pour son age - quinze ans à peine - ses professeurs peinaient encore à trouver quelques grammes de savoir à lui enseigner tant son talent dépassait l’entendement. Parfois, le disciple dépasse le maître, ma petite Natacha a fait plus que cela, elle aurait presque pu corriger ses maîtres si sa modestie ne lui était pas si handicapante. Non, je ne me vante aucunement d’être mère d’une telle merveille, je me contente uniquement de constater ce que les mauvaises langues diront de délire maternel. Quiconque l’aurait vue faire danser ses doigts sur les touches aurait été de mon avis.
Elle devait l’être : elle le fut.
La meilleure.
Depuis sa tendre enfance, moi et mon époux l’avions élevée selon les règles et les traditions de notre famille, où les bonnes manières sont de mise, et la barre est placée si haut que personne ne parvient jamais à l’atteindre. Certains enfants se seraient rebellés, auraient fugués, auraient refusé une telle sévérité, un tel cadre où la géométrie prend le dessus sur l’être. Pas elle.
Jamais elle ne prononça le moindre refus face à son éducation, s’inclinant toujours avec le sourire et le regard étincelle, remuant ses maigres entrailles pour y trouver la force de toucher notre fierté, ne serait-ce que du bout des doigts. Ne faisant qu’un avec l’art, elle avait par ailleurs décidé de se perfectionner dans la peinture, domaine où elle excellait, photocopiant le paysage du bout de son pinceau durant les longues après midi d’été, assise dans la cour, sous le pommier. Ses bulletins scolaires furent tous aussi brillants, jamais nous ne fument déçu de cette petite jeune fille aussi énigmatique que silencieuse. Toute maigre, toute pâle, toute petite, elle aurait pu être si insignifiante… et pourtant on ne voyait qu’elle.
Je ne sais combien d’amis l’entouraient au quotidien. Pas énormément, je suppose. Jamais je ne vis quelque adolescent mettre le nez sous notre toit, cela faisait partit des interdictions majeures de notre code parental. Souvent, à l’heure du thé, je la questionnais sur ses connaissances, sur ses journées, elle n’avait jamais d’autre réponse que sa petite moue à laquelle j’accordais pratiquement tout. Un sourire, et l’affaire était classée. L’enfant s’en allait sans manger, translucide au point que les veines en vinrent à dessiner le contour de son visage d’ange.
Son rêve était de donner des cours en Afrique. Enseigner dans les pays défavorisés, se rendre utile. Parce qu’en plus, elle avait le cœur sur la main, posé à même la paume et éclairant le monde de sa gentillesse. Oui, ma fille l’était. Parfaite. Jusqu’à ce jour, où toute son estime s’écroula en mon âme. Âme dont elle décida qu’il ne resterait que des miettes, comme pour me punir de l’avoir surprotégée.
Elle refusa de descendre dîner le soir de son seizième anniversaire, alors que toute sa famille l’attendait autour de la table bondée de douceurs et de cadeaux, parsemée de paillettes et de gâteries diverses. L’heure, c’est l’heure, comme disait son père si souvent, on ne fête pas tel évènement tous les jours. Remuée, je me décidais à aller chercher cette mijaurée qui désobéissait, pour la première fois, un jour bien plus important que les autres. J’ouvrais la porte de sa chambre aux tons rosés, au troisième étage. Un grand bol d’air frais me frappa le visage, violence à laquelle je n’étais que peu préparée.
Pas de Natacha. Ni sur le lit, ni assise à son bureau, ni entre les coussins.
La fenêtre était ouverte. Non, ma petite fille n’avait quand même pas osé s’enfuir, en ce jour si particulier ? De plus en plus nerveuse, je m’approchais du rebord de la fenêtre de notre villa, persuadée que je verrai surgir ma petite princesse de la salle de bain, une serviette enroulant ses longs cheveux blonds comme les blés, s’excusant de son retard, de cette envie d’être la plus belle ce soir. A la place de cela, je m’appuyais contre le rebord, n’apercevant pas même le soleil se voiler derrière les collines.
Depuis ce jour, je ne dors plus, mais, surtout, je ne vois plus.
Les médecins disent que ce n’est qu’une réaction psychosomatique, que je ne serai probablement pas aveugle à vie.
Mais en ce qui me concerne, je préfère encore ne plus jamais voir, surtout que les dernières images m’ayant été accordées resteront éternellement gravées en ma mémoire, celles d’une masse difforme sur un goudron ensanglanté : le dernier saut de ma petite fée, qui avait préféré, ce soir-là, se donner la mort.
La perfection n’existe pas. J’ai voulu y croire. Jouer avec le feu. Et ma seule consolation fut de la voir se brûler les ailes, portée par mon exigence et mon perfectionnisme. Et pourtant, quelque chose me dit que, lorsqu’elle prit son élan pour la dernière fois, son sourire était encore tatoué sur ses lèvres. Elle était heureuse. Elle était belle. Elle était mienne.
Ma fille.
trouvé chez Elfanée ;)
à 11:34